Baudouin était resté deux journées entières à la Cour des Miracles. Sa volonté propre ayant été perturbée par les besoins de soins de plusieurs membres de la garde de Clopin, il s’était installé dans l’appartement qui lui était alloué lors de ses visites. Une tentative d’incursion des hommes de la prévôté s’était heureusement soldée par un échec cuisant pour ces derniers. Malgré tout, plusieurs combattants du Royaume de l’Ombre portaient de mauvaises blessures. Les conditions d’hygiène déplorable de ce quartier avaient rapidement aggravé les profondes estafilades. Et l’Archiatre avait dû réalisé des miracles de chirurgie, en hâte.
Le front ruisselant de sueur malgré le froid hivernal, Baudouin sortait à peine du grand hall des débats transformé en hospitalerie pour l’occasion, lorsque Croc l’interpella. L’homme s’inclina avec ce respect teinté de peur qui caractérisait ceux pour qui les secrets de la médecine et de la chirurgie ne pouvaient qu’émaner des noirceurs du monde des sorciers. Quand en plus ils étaient pratiqués par un être difforme et bossu, pour sûr, il y avait du Malin là-dessous :
- Sa majesté Clopin vous mande de toute urgence, Monseigneur ! Écartant son bras portant un crochet à la place de la main, il parut lui indiquer la direction à prendre.
Le bossu se retourna vers l’ouverture du hall et donna quelques recommandations à ses deux aides :
- Alimentez les braseros jusqu’à ce que vous transpiriez, sans bouger ! Il doivent être tenu au calme et leurs bandages changés toutes les six heures. Même s’ils réclament, ne leur faite boire aucun liquide, humectez leurs simplement les lèvres. Évitez les courants d’air et surtout ne les touchez pas avant de vous être lavés les mains avec l’eau vinaigré que j’ai préparé dans la bassine. Si la fièvre tombe avec l’aube, ils vivront.
Il se tourna alors vers l’homme de confiance et le toisa de ce regard froid et intense qui le caractérisait. Il regarda le moignon et l’étrange instrument qui avait valu à l’homme de ˝ main ˝, son surnom. Un sourire se dessina sur son visage harassé par deux jours sans sommeil :
- Ressens-tu encore la présence de ta main de temps en temps ? La question hors de propos surpris l’interpellé.
- Euh, ... non Archiatre ! Depuis plusieurs mois !
- Bien ! Donc, tout est parfait ! Ce crochet te comble et tu es habitué à le voir au bout de ton poignet ? Son regard remonta le long du bras et fixa l’homme.
- Oui, Monseigneur ! Vous avez fait un excellent travail et je n’aurai de cesse de vous louer de mes remerciements.
- Alors évite de l’utiliser à mauvais escient, pour me montrer un chemin que je connais par coeur. Fais-moi encore une fois cet affront, et je t’opère sans gnôle pour te mettre ce crochet au niveau de l’épaule !
- Je ...
- Hors de ma vue ! Je ne suis pas d’humeur à discuter avec un coupe-jarret de cul de basse-fosse.
L’homme n’insista pas et disparut dans la nuit, sachant qu’il ne servait à rien d’insister lorsque l’Archiatre était de méchante humeur.
Lorsque Baudouin pénétra dans la salle d’audience, Clopin écoutait attentivement une jeune enfant vêtue de haillons qui agrémentait son rapport de larges gestes. Le masque de lune se releva un instant vers le nouvel arrivant et un signe de la main l’invita à s’approcher. L’enfant sursauta en sentant une présence derrière elle. Elle frissonnait de froid ou de peur, ou des deux à la fois ! :
- Répète ce que tu me disais, mon enfant ! L’Archiatre doit entendre tout ce que tu as à me dire. La rassura Clopin.
- L’homme était grand, avec des longs cheveux noirs et un anneau d’or à l’oreille gauche. Il avait sur l’épaule un petit singe tout gris qui sautillait sur place. Les petites mains aux ongles sales mimèrent les sautillements en petits bonds saccadés.
- L’avais-tu déjà croisé à la Cour ? Demanda Baudouin sans savoir le fin mot de l’histoire.
- Oh non ! Je ne l’avais jamais vu et c’est ça qui m’a fait bizarre, Archiatre. Parce que tous les gitans de Paris savent bien que l’on ne peut pas se produire sans l’autorisation de mon Roi. Un large sourire illumina le jeune visage qui s’inclina respectueusement devant Clopin.
- Courtisane à ton âge ? Tu iras loin Rose ! Mais continue, veux-tu ? Le Roi s’enfonça dans son fauteuil.
- L’homme proposait aux Bourgeoises un fard capable de faire succomber le plus bel homme du royaume à leurs charmes ! Elle mima de se pâmer. Cette enfant avait véritablement un talent pour la comédie. Mais le plus bizarre, c’est qu’à chaque fois qu’une dame lui achetait ce qu’il appelait sa Poudre d’Ange, il faisait discrètement signe à un complice dans la foule et la faisait suivre. J’en ai parlé à Hermina et c’est elle qui m’a demandé de prévenir notre Roi !
Baudouin observa Clopin, les sourcils levés en signe d’interrogation :
- Si c’est un trafic, vos hommes de mains peuvent appréhender ces gitans et les informer de leurs devoir envers la Cour des Miracles, monseigneur.
- Merci Rose, tu peux te retirer ! Ton Roi veille sur toi ! Clopin attendit le départ de l’enfant pour répondre à son Archiatre. Si ce n’était que cela, en effet ! Je ne t’aurais pas dérangé, mon ami ! Mais l’une des clientes, que Rose avait réussi à retrouver pour nous, est morte la nuit dernière dans d’horribles souffrances, et d'après ce que nous avons appris, son visage et son cou étaient couverts de pustules purulentes.
- Vous pensez que le fard en serait responsable ?
- Qu’en penses-tu ? Cela serait-il possible ?
- Bien sûr monseigneur ! Tout est possible à celui qui s’en donne la peine ! Désirez-vous que j’essaie de me renseigner sur ce sujet ?
- Tiens moi au courant Baudouin ! Les incursions de la Prévôté sont de plus en plus fréquentes. Il ne faudrait pas grand chose pour que l’armée soit mise à nos trousses. Et ce genre de chose ne me plaît guère, car quelque soient les coupables de ces manigances, si un tel fard parvient à la Cour de mon homologue, la responsabilité nous retombera dessus. Clopin serrait ses deux mains en un geste inconscient de perplexité et d'inquiétude.
- Je vous ai entendu, monseigneur et j’ai terminé en cette cour pour l’heure! Je rentre à l’instant en mon échoppe ! Baudouin reculait en s’inclinant lorsqu’il se figea. Vos hommes survivront certainement, mais si les soigneurs en ressentent le besoin qu’ils m’avertissent et je reviendrai !
- Merci mon ami ! Le Roi de la Cour des Miracles resta plongé dans ses pensées alors que le bossu quittait la pièce.
Durant tout le trajet qui l’amena dans le quartier bourgeois, Baudouin était perplexe. Qui pouvait avoir un quelconque intérêt dans la mort de quelques bourgeois ? Quels buts poursuivaient-ils en réalité ? Et surtout, la question qui le tenaillait au plus profond de lui était celle qu’il se ferait un plaisir d’élucider, si possible dans la douleur ; quel esprit pervers et certainement génial avait donc conçu cette Poudre d’Ange ?
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