A raison de quinze liards la lettre, un homme riche aurait trouvé raisonnable de se payer une petite folie, étant donné l'importance toute particulière de la personne à qui il destinait l'épitaphe, et aurait fait graver un quatrain peut-être, un sonnet à l'extrême rigueur . Mais Savinien arrivait avec un poème de 25 vers, et pas si régulier que ça, en plus . Le sculpteur le regarda quelques instants avec des yeux ébahis, puis en déduisit qu'il n'aurait jamais de quoi payer, ou qu'il était fou . Savinien s'impatienta, tapa du pied, menaça d'aller voir la concurrence . L'homme lui rappela les prix . Savinien ramassa un outil et souleva sous son bras un bloc de marbre . Puisque c'était comme ça, il se débrouillerait pour le tailler lui-même ... L'homme réalisa que oui, il était fou . A grand peine, il calma le fou, relut le poème, le déclara très touchant, et se mit à l'ouvrage . Encore une belle histoire à raconter à ses petits enfants lorsque ceux-ci monteraient à Paris pour les fêtes ...
''Vous êtes sûr qu'il est bien judicieux, pour la mémoire de cette personne, de commencer par une telle apostrophe ?'' s'enquit-il une dernière fois avant d'entamer le premier mot . ''Il est sans doute des formules plus neutres ... plus conformes à ...''
''Je ne signe pas, si cela peut vous rassurer . Je l'ai écrit à son chevet, ce sont les derniers mots qui ont pu amener un sourire à ses lèvres, il est hors de question d'un changer le moindre tréma,'' grinça Savinien dans son coin, accoudé à deux murs qui se rejoignaient, l'air revêche au possible après toutes les difficultés qu'il venait de traverser pour, d'une part réunir les fonds nécessaires, d'autre part écrire le poème, lequel lui remplissait les yeux de larmes, ce qui est incommode pour écrire . Et maintenant cet importun de sculpteur qui semblait trouver toutes les objections du monde à cette simple requête : une épitaphe en vers pour le tombeau d'un mort . Cependant, il ne parvenait pas à bouder tout à fait . Rapidement, alors que l'homme se concentrait sur sa tâche sans plus oser émettre une critique, Savinien se remit à marmonner .
''Je n'aime pas Louis de Bourbon . Il m'exaspère . Ses lois m'indignent . Surtout celles qui touchent à la liberté . Mais je dois admettre que si les duels prenaient réellement fin ... non, j'irais sans doute me pendre, mais si ce duel-là, cet unique duel-là avait pu n'avoir jamais lieu ...''
Le sculpteur soupira . Il allait encore essuyer un regard entaché de foudre, à n'en point douter . Mais à son âge, il n'avait plus peur des petits jeunes turbulents comme celui qui menaçait d'entrer à ébullition en face de lui dès qu'il ouvrait la bouche .
''Je suis sculpteur sur marbre, messire, et non barbier . Vous ne pouvez vous y tromper, ma tâche n'a rien d'une statue de Poséidon . Ne voulez-vous pas aller boire un godet à la terrasse voisine ? J'en ai pour longtemps, vous savez, et j'ai besoin de concentration . Ne vous en faites pas, je déchiffre très bien votre écriture .''
Il valait mieux obéir, sans quoi Savinien sentait qu'il allait contrevenir à l'un de ses principes et se montrer vraiment désagréable - comprendre : davantage que verbalement - envers un vieillard sans défense . Non, les outils ne comptaient pas . Avec un grondement qui n'en pensait pas moins, il s'arracha à sa sombre contemplation de l'atelier et s'enfuit presque dans la rue, où le soleil l'éblouit brusquement, le laissant interdit, posé au milieu de la foule des vivants tout comme si c'était lui qui avait cessé d'y appartenir . Son pourpoint râpé, jadis flamboyant, une ère hélas révolue, fendit rapidement ce flot bruyant pour gagner la terrasse indiquée . C'est alors qu'il se rappela à quoi étaient vouées ses économies présentes . S'enivrer aux frais de la princesse n'était pas à l'ordre du jour, quelque envie qu'il en ait . Mieux valait encore, pour se distraire, chercher une mauvaise querelle ou écrire d'autres vers qu'il n'offrirait à personne, piètre richesse personnelle et amère satisfaction ...